L’éco-anxiété doit-elle être reconnue comme un préjudice à part entière par le droit français ?
L'éco-anxiété est un phénomène qui s'est imposé dans le débat public comme une réponse émotionnelle significative aux défis environnementaux contemporains. La question actuelle qui se pose est de savoir si l’éco-anxiété doit être reconnue comme un préjudice à part entière par le droit français.
Pour ce faire, il est nécessaire d’appréhender la définition de la notion d’éco-anxiété ainsi que l’historique de cette notion avant de s’interroger sur la place qui doit lui être accordée par le droit français.
- L’éco-anxiété doit-elle être reconnue comme un préjudice à part entière par le droit français ?
- Qu’est-ce que l’éco-anxiété ?
- Quand la notion d’éco-anxiété est-elle apparue ?
- Eco anxiété et droit français
- Le préjudice écologique
- La distinction entre le préjudice écologique et l’éco-anxiété
- La reconnaissance d’un préjudice d’anxiété : l’exemple du préjudice d’angoisse des travailleurs de l’amiante
- Vers la reconnaissance d’un préjudice d’éco-anxiété ?
- Les défis du droit français face à la reconnaissance d’un préjudice d’éco-anxiété
- Conclusion
Qu’est-ce que l’éco-anxiété ?
L'éco-anxiété désigne une forme d'anxiété ou de détresse psychologique provoquée par la prise de conscience des problèmes environnementaux et du changement climatique résultant de la connaissance des menaces actuelles et futures et de l'incertitude quant à l'avenir de la planète et des générations futures.
Cette condition psychologique peut engendrer chez les individus des sentiments d'impuissance, de tristesse, de colère, ou encore de peur face à l'ampleur des défis environnementaux pouvant se manifester par des émotions diverses allant de la tristesse profonde à la colère active, en passant par la culpabilité pour les impacts environnementaux des modes de vie contemporains.
Les caractéristiques principales de l'éco-anxiété sont:
- une inquiétude permanente concernant les catastrophes écologiques (réchauffement climatique, perte de biodiversité, pollution, …) et leurs effets sur l'humanité et la Terre.
- un sentiment d’impuissance et de désespoir face aux problèmes environnementaux et à la perception que les actions individuelles ou collectives sont insuffisantes.
En outre, l'éco-anxiété peut affecter le comportement quotidien, les choix de vie, et les interactions sociales, poussant certaines personnes à adopter des modes de vie plus durables, tandis qu'elle peut paralyser ou déprimer d'autres.
Elle peut ainsi devenir problématique lorsqu’elle est si intense qu'elle interfère avec le bien-être quotidien ou la capacité d'agir de manière constructive.
Quand la notion d’éco-anxiété est-elle apparue ?
Bien que son terme soit relativement récent, l’éco-anxiété trouve ses racines dans une conscience écologique qui s'est développée au fil des décennies.
La conscience écologique moderne commence à prendre forme dans les années 1960 et 1970, avec la publication d'ouvrages fondateurs tels que "Printemps silencieux" de Rachel Carson en 1962, qui met en lumière les effets dévastateurs des pesticides sur l'environnement. Cette période voit l'émergence des premiers mouvements écologistes, en réaction à la pollution industrielle, la destruction des habitats naturels, et la menace nucléaire.
Au cours des années 1980 et 1990, la science du climat gagne en précision, et le changement climatique commence à être reconnu comme une menace globale. La création du Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat (GIEC) en 1988 et la tenue du Sommet de la Terre à Rio en 1992 sont des points de repère qui soulignent l'urgence environnementale à une échelle internationale.
L'utilisation explicite du terme "éco-anxiété" commence à apparaître dans les années 2000, à mesure que l'accès à l'information sur le changement climatique s'élargit et que les preuves scientifiques s'accumulent. Il faudra néanmoins attendre les années 2010, pour que l'éco-anxiété gagne en reconnaissance tant dans le discours public que dans la recherche académique.
Eco anxiété et droit français
Le droit français reconnaît de manière explicite le préjudice écologique. Toutefois, la reconnaissance spécifique de l'éco-anxiété comme un préjudice autonome, donnant lieu à réparation n’est pas encore d’actualité et peut s’avérer complexe.
Pour ce faire, il convient tout d’abord d’appréhender la notion de préjudice écologique reconnu par le droit français avant de s’interroger sur la distinction entre préjudice écologique et éco-anxiété.
Enfin il apparaît déterminant de s’interroger sur le fait de savoir si l’éco-anxiété pourrait être reconnue comme un préjudice autonome en faisant notamment le parallèle avec le préjudice d’angoisse des travailleurs de l’amiante.
Le préjudice écologique
Le préjudice écologique, désigne un dommage ou une détérioration causé à l'environnement naturel.
Ce type de préjudice peut résulter d'activités humaines telles que la pollution, la déforestation, les émissions de gaz à effet de serre, les déversements de substances toxiques, et autres actions qui nuisent à la qualité de l'air, de l'eau, du sol, ou qui portent atteinte à la biodiversité et aux écosystèmes.
En droit français, le préjudice écologique est reconnu et encadré par plusieurs textes législatifs et réglementaires.
La France a transposé la directive européenne 2004/35/CE sur la responsabilité environnementale en matière de prévention et de réparation des dommages environnementaux à travers la Loi sur la Responsabilité Environnementale (LRE). Cette loi, intégrée au Code de l'environnement, établit le principe du "pollueur-payeur", selon lequel les opérateurs sont responsables de la prévention et de la réparation des dommages environnementaux qu'ils causent.
De même, la Charte de l'Environnement énonce les droits et devoirs relatifs à la protection de l'environnement. L'article 1 souligne notamment le droit pour chacun de vivre dans un environnement équilibré et respectueux de la santé. La Charte fournit une base constitutionnelle pour la protection de l'environnement et la reconnaissance des préjudices environnementaux.
Adoptée en 2016, la loi pour la reconquête de la biodiversité, de la nature et des paysages, a introduit dans le Code civil français la notion de préjudice écologique pur, codifiée à l'article 1246 reconnaissant explicitement le préjudice écologique comme un dommage en soi, indépendamment des préjudices personnels ou matériels qui peuvent y être associés. La réparation du préjudice écologique est prioritairement en nature, c’est-à-dire par la restauration de l'environnement, et subsidiairement par compensation.
La distinction entre le préjudice écologique et l’éco-anxiété
La distinction principale entre l'éco-anxiété et le préjudice environnemental réside dans le fait que l'un concerne une réponse émotionnelle et psychologique aux menaces environnementales (éco-anxiété), tandis que l'autre concerne les dommages réels infligés à l'environnement (préjudice environnemental).
La reconnaissance d’un préjudice d’anxiété : l’exemple du préjudice d’angoisse des travailleurs de l’amiante
La question qui se pose est de savoir si le droit français a déjà reconnu un préjudice d’anxiété comme préjudice autonome qui permettrait de reconnaître en tant que tel l’éco-anxiété.
La jurisprudence française a évolué ces dernières années pour reconnaître le préjudice d'anxiété, notamment dans le contexte de l'exposition à l'amiante.
C’est la Cour d’Appel de Bordeaux qui a reconnu, pour la première fois, le préjudice d’anxiété pour des salariés qui avaient été exposés à l’amiante.
La Cour d’Appel invoquait « l’inquiétude dans laquelle se trouve le salarié, redoutant, à tout moment, de voir apparaitre une maladie liée à l’amiante et qui doit se plier à des contrôles et des examens réguliers augmentant cette angoisse ».
Le 11 mai 2010, la Cour de Cassation s’est quant à elle prononcée sur des arrêts rendus par les Cours d’Appel de Bordeaux et Paris suite à l’action engagée par des salariés d’Ahlstrom Label Pack et ZF Masson.
La Cour de Cassation reconnaissait alors que l’employeur devait bien indemniser « un préjudice spécifique d’anxiété » les salariés ayant travaillé « dans une situation d’inquiétude permanente face au risque de déclaration, à tout moment, d’une maladie liée à l’amiante » et étant « amenés à subir des examens réguliers propres à réactiver cette angoisse ».
Mais il faudra attendre un arrêt du 5 mars 2019, pour que la Cour de Cassation précise que « tous les travailleurs exposés à l’amiante peuvent demander à bénéficier d’un préjudice d’anxiété ».
Ainsi, le préjudice d'angoisse des travailleurs exposés à l'amiante est une notion juridique bien établie en France, qui reconnaît la souffrance psychologique subie par les personnes exposées au risque de développer des maladies liées à l'amiante, en raison de leur exposition professionnelle à cette substance toxique. Ce préjudice d'angoisse est distinct des dommages physiques réels causés par l'amiante, tels que l'asbestose, les cancers broncho-pulmonaires ou le mésothéliome.
Vers la reconnaissance d’un préjudice d’éco-anxiété ?
Étendre cette reconnaissance de préjudice autonome à l'éco-anxiété soulèverait plusieurs questions, notamment sur la causalité directe entre l'exposition à des risques environnementaux et le développement de l'anxiété, ainsi que sur la généralisation de ce type de préjudice à une population plus large, non limitée à un contexte professionnel comme dans le cas de l’amiante.
Néanmoins, l'introduction de l'éco-anxiété comme préjudice autonome représenterait un développement juridique notable, reflétant une prise de conscience de la dimension psychologique des enjeux environnementaux. En effet, pour que l’éco-anxiété soit reconnue comme préjudice autonome, il faudrait démontrer que cette forme spécifique d'anxiété constitue un dommage direct et personnel, distinct des autres formes de préjudice déjà reconnues. Il faudrait établir le lien entre les dommages environnementaux spécifiques et les souffrances psychologiques des plaignants.
Cette reconnaissance pourrait encourager une responsabilité accrue des entreprises et des gouvernements envers l'environnement, en soulignant que les dommages environnementaux ont des répercussions directes et mesurables sur le bien-être humain.
Admettre l'impact psychologique du changement climatique pourrait stimuler l'action et l'engagement en faveur de politiques environnementales plus fortes et reconnaître officiellement son impact psychologique comme une préoccupation de santé légitime.
Enfin, en reconnaissant l'éco-anxiété comme un préjudice, les systèmes de santé pourraient développer et mettre en place des stratégies de prise en charge spécifiques, offrant ainsi un soutien adapté aux personnes affectées.
Les défis du droit français face à la reconnaissance d’un préjudice d’éco-anxiété
L'un des principaux défis serait de déterminer comment attribuer la responsabilité pour l'éco-anxiété. La causalité directe entre les actions spécifiques et l'expérience de l'éco-anxiété peut être difficile à établir, étant donné la nature globale et diffusée du changement climatique.
Par ailleurs, la quantification du préjudice et l'évaluation de son ampleur soulèvent des interrogations : Comment mesurer l'éco-anxiété de manière objective, et quel serait le critère pour évaluer son intensité ou sa validité comme préjudice ?
De plus, bien que l'éco-anxiété soit de plus en plus reconnue dans le discours public et par certains professionnels de la santé, elle n'est pas encore universellement acceptée comme une condition médicale distincte ou un trouble psychologique.
Conclusion
La reconnaissance de l'éco-anxiété comme un préjudice implique une série de considérations complexes, à la croisée de la psychologie, de l'environnement, du droit et de la politique publique.
Il n’en demeure pas moins que le débat lui-même met en lumière l'urgence de s'attaquer aux impacts psychologiques du changement climatique.