Hervé Dupied, de l’Amérique latine à la redirection écologique
À 31 ans, Hervé Dupied vient de quitter un CDI chez Patagonia et un bel appartement à Amsterdam pour s’installer à L’Isle-en-Rigault (Meuse) avec sa femme, dans la maison de ses ancêtres. Sa marche d’un an en Amérique latine, entre 2015 et 2016, a été fondatrice dans sa redirection écologique.
« Dans ma famille, tout le monde est entrepreneur, ou commerçant. La valeur centrale, c’est le travail. Marchands de jouets, mes parents nous poussent en toute bienveillance, mes deux frères et moi, à trouver une « bonne situation », nous élever socialement. Pour cela, on part étudier et travailler en ville.
En école d’ingénieur à Lille, j’apprends plus des relations avec mes camarades que des cours. Ces cinq ans de « hautes études » nous destinent à travailler par exemple sur la vis B12 du modèle A380b8 de chez Airbus : perspective qui ne me fait pas franchement planer. Pour mes stages, je choisis toujours l’étranger. D’un coup, travailler sur ladite vis B12 devient fascinant, puisque je suis au contact de personnes dont je découvre la culture. Ce sont les premiers signes de ma redirection : il me semble que j’accorde plus d’importance à mes relations interpersonnelles qu’au travail en tant que tel.
À la fin de mes études, direction l’Autriche pour un boulot d’ingénieur logistique. Sans grand enthousiasme : je prends cette décision pour contenter mes parents qui travaillent si dur pour nous trois. Mais dans ma tête, le plan est déjà tout tracé, ou plutôt déjà tout marché…
Un plan marche-iavélique
Très sportif, j’ai toujours eu cette envie naïve de retourner à la « nature ». Disons que mon rêve, c’est de marcher sur une crête de haute montagne, et de voir loin, très loin, d’avoir l’impression de tout contempler dans un regard 360°. Ma mère, sans trop s’en rendre compte, nourrit cette passion. Elle m’offre des bouquins d’aventuriers ayant traversé des continents à pied : Alexandre et Sonia Poussin, qui ont parcouru l’Afrique, Bernard Ollivier qui a fait toute la route de la soie à pied, d’Istanbul à Xi’an, en plein cœur de la Chine.
Avec mon ami Elliot, rencontré en stage de fin d’études à Hong-Kong, nous mettons en place un plan marche-iavélique : parcourir l’Amérique latine à pieds, pendant un an.
Pour mes parents, cette décision – la première que je prends seul – est lunaire. Loin de vouloir devenir astronaute, j’ai plutôt l’ambition de redevenir un Australopithèque/Homo Sapiens, et ainsi rendre hommage aux trois millions d’années d’évolution de notre ADN de chasseurs-cueilleurs.
Sur le dos, on emmène 15 kg de matériel, vite réduits à 10 kg au bout de 15 jours d’aventure. On emmène aussi certaines valeurs qui ont structuré notre éducation occidentale : compétition, domination, masque social. On cherche le défi physique, l’intensité de l’effort, on veut puiser loin dans nos ressources. L’objectif : marcher 10 000 km en un an, du Mexique à Ushuaia, en Argentine, en traversant de nombreuses régions reculées. On cherche une forme de danger aventurier, qui nous emmènera loin dans la « nature ».
C’est hyper bon, de se reconnecter à son côté animal. Dans des environnements durs, on est obligés d’être entiers, d’être vrais. Dans l’épreuve et le danger, aucune façade n’est possible. Cette expérience est rare. En société, on trouve toujours un stratagème pour se cacher derrière un masque. Mais dans les déserts, les hautes montagnes, la jungle, on apparaît chacun avec nos douleurs, nos colères, nos frustrations et nos peurs.
Plus d’une fois, je me retrouve confronté à des questions dérangeantes. Ce soir, au bord du feu dans les cordillères chiliennes isolées, vais-je être capable de résister à la tentation de prendre une cuillère de pâtes en plus dans la casserole que nous partageons, Elliot et moi ? J’ai tellement faim. Et puis, je suis plus grand que lui, ça serait pas normal que je mange plus ? Non ?
On affronte de multiples crises quotidiennes : faim, froid, blessures, douleur, peur. Nos cartes bleues et comptes en banque ne sont parfois d’aucun secours. Ce sont bien souvent les peuples indigènes, ou plutôt ce qu’il en reste, qui nous aident, nous offrent de l’eau, un toit, un repas, un accueil chaleureux. Au Pérou, après une journée difficile marquée par des attaques de chiens de berger particulièrement féroces, nous sommes accueillis par les Vargas qui nous chouchoutent, nous apportent soulagement et réconfort.
L’entraide qui nous maintient en vie
La plus grande leçon de cette marche ? En cas de crise, et il y en a eu tous les jours, ce ne sont pas les principes reçus par notre éducation – compétition, indépendance, domination – qui se révèlent utiles. Au contraire : ce sont la collaboration, la solidarité, et l’humilité qui nous tiennent en vie. Partis dans un esprit d’indépendance, on comprend que l’important, c’est plutôt d’être interdépendant.
J’ai entrepris cette marche pour répondre aux questions existentielles de ma vie, et au fil des mois de marche, ces questions disparaissent. Mon sentiment d’inconfort, de moisissure intérieure, s’évapore lui aussi. Plus je nourris mon lien avec Elliot et avec les gens qui nous aident, plus je me sens épanoui. Peut-être que c’est cela, une vie réussie. Une vie aux relations et interconnexions multiples et denses, avec les êtres humains et avec le vivant, quel qu’il soit. Mais ne soyons tout de même pas naïfs : la base, c’est de contenter notre côté animal.
Dans notre périple fait de micro crises, Elliot et moi marchons aussi dans les pas de la méta-crise. On voit les mines, les champs de palme, la bétonisation des derniers espaces sauvages, la destruction des derniers écosystèmes. Tous ces beaux projets sont commandés par des entreprises européennes. Au Chili, on assiste même à l’expulsion d’une petite communauté, expropriée pour la construction d’un barrage. On a tellement mal au cœur. Ces gens expulsés et ce territoire malmené nous ont accueilli, on a noué avec eux une relation forte.
Je rentre bouleversé, bien sûr, d’avoir remis en cause la plupart des principes qui ont régi mon enfance et mon adolescence. Il ne s’agit pas de critiquer ma famille, qui a toujours été aimante et bienveillante. Il s’agit du système, dans sa globalité, qui ne tourne pas rond. Plusieurs années me seront nécessaires pour digérer cette aventure, faire mûrir toutes les émotions et péripéties vécues. La marche a redéfini mon champ de valeurs. Je suis passé de la compétitivité à la collaboration, et j’ai découvert le bonheur d’être intègre, entier, en cultivant des relations sans façades.
On a quand même été biberonnés à l’entreprise, Elliot et moi : à notre retour, on y revient tous les deux. En mai 2016, on me parle de Patagonia et de son fondateur, Yvon Chouinard. Je lis son livre, m’identifie à son histoire, contacte l’entreprise et raconte mon aventure. C’est un peu comme une histoire d’amour. Je débarque à mon entretien les mains dans les poches, je n’ai pas compris que cette boîte fait déjà référence. Mais ils me prennent. Je déménage au siège Europe, à Amsterdam, et je finis par gérer la branche environnementale de leur activité sur le continent.
Je rencontre des tonnes de personnes inspirantes grâce à mon travail. J’habite dans un super appartement à Amsterdam, je bosse beaucoup et je gagne pas mal d’argent. Avec Elliot, on continue l’alpinisme, que l’on a découvert sur la cordillère des Andes, à 10 000 kilomètres de là. Façon pour nous de continuer à cultiver notre lien, et de faire vivre notre côté animal.
Résultat : la semaine, je parle défense de l’environnement à longueur de journée ; le week-end, je prends l’avion pour Chamonix. Je tique un peu. Mais je pense que je n’ai pas le choix : Patagonia, c’est Amsterdam, l’alpinisme, c’est Chamonix.
Jusqu’au mois de janvier 2019 où, grâce à mes relations chez Pata, je rencontre Rob Hopkins pour un séminaire à Munich. On discute, et il me dit : « Moi, ça fait vingt ans que je ne prends plus l’avion. ». Cette phrase me fait l’effet d’un électrochoc. Putain, quelle merde. J’annule mon avion retour, et rentre en train à Amsterdam. Sans le savoir, il m’a beaucoup aidé, Rob.
En parallèle, chez Patagonia, l’entreprise grossit et mes relations de travail deviennent plus transactionnelles, moins épanouissantes, ce qui ne me plaît guère. Je sens revenir une forme de dérèglement intérieur.
On n’a rien compris à l’écologie
Notre modèle économique ne prend pas du tout en compte les relations et c’est sa principale faiblesse. Il ne considère que les biens, les objets, les résultats, les profits. Ce qui est palpable. Pourtant, les relations sont au cœur de notre bien-être. Je suis même convaincu qu’elles sont la clé de notre survie en tant qu’espèce.
C’est d’ailleurs pour cela que notre société ne comprend rien à l’écologie. L’écologie, c’est la science qui étudie un milieu et les interactions entre tous les éléments de ce milieu. Elle s’intéresse aux relations, pas aux objets. Être écolo, c’est prendre soin des relations, qui constituent un tout. Prendre soin des relations qui nous unissent, entre êtres humains, et à l’environnement. Ces relations sont autant humaines que naturelles ! Dire que le bonheur et la réussite viennent de l’entretien de ces liens n’a rien de politique ; c’est inné, chez nous autres humains, j’en suis convaincu.
La tendance générale découpe les systèmes en parties que l’on isole pour les traiter séparément. Prenons par exemple l’agriculture. À quoi ressemblait l’écosystème originel en Europe, à quoi ressemblera-t-il dans cent ans si demain il n’y a plus d’humains, plus d’exploitations, plus d’agriculture ? À une immense forêt, bien sûr. Un équilibre agro-sylvo-pastoral : agro pour les plantes, les buissons, les champignons ; sylvo pour les arbres ; pastoral pour les animaux.
Depuis dix mille ans, l’homme n’a fait que séparer ces trois composants. On se retrouve avec des champs de monoculture d’un côté, de l’élevage d’un autre, et enfin l’exploitation des arbres pour le bois. On a détruit des relations fondamentales, celles qui fondent des écosystèmes riches et surtout résilients.
Retour à la terre, retour aux racines
Quand je rentre voir ma famille dans la Meuse, je suis révolté par les paysages détruits : rien n’est plus sauvage. Tous ces champs de monoculture agrémentés d’éoliennes, c’est moche. Mais ici, en France, c’est ça, la « nature », quand on n’a jamais eu le luxe de voir autre chose. Et en l’occurence, moi, j’ai pu voir un peu de ce qui reste de « sauvage », dans les tréfonds d’Amérique latine.
Je ne peux pas continuer à parler d’environnement et de préservation des écosystèmes depuis mon bel appartement d’Amsterdam, si moi-même je ne l’applique pas à mon territoire, à mes racines. Un monde en crise a besoin que l’on mette la main à la pâte.
La maison de mes grands-parents, dans le petit village de l’Isle-en-Rigault, est vide. Autrefois, il y avait un café, de la vie. Mes parents ont tout fait pour que l’on quitte la région, mes frères et moi. Notre région, pour eux, c’est le chômage, l’inculture. Mais là, moi, je sens que cette maison de mes ancêtres, je l’ai au fond de moi-même, que c’est là que je dois être, c’est de là que je dois essayer de mettre en œuvre des réponses à la crise à toutes les échelles : locale, régionale, nationale et européenne.
Avec ma femme, que j’ai rencontrée à Amsterdam deux ans auparavant, on en discute à peine. Je lui montre la maison, lui explique ce dont j’ai envie, m’installer là-bas, faire vivre cette baraque, cette région. Elle me voit travailler beaucoup et dormir peu chez Patagonia, stresser aussi. Mirja, elle, a envie de prendre soin de la terre, c’est comme ça qu’elle le dit et c’est très beau, très pur.
Alors, en mars 2021, on quitte Amsterdam pour L’Isle-en-Rigault. Un de nos objectifs : créer un mini-maraîchage sur sol vivant afin d’acquérir de l’autonomie alimentaire, au moins en légumes. On veut aussi créer un écosystème forestier et nourricier, en plantant des arbustes à fruits comestibles sous les arbres de la forêt. Cela permet de recréer un bon cycle de l’eau. Les grands arbres protègent les arbustes de la chaleur et de la sécheresse. Ils permettent de garder de la fraîcheur et de l’humidité.
Ce nouveau mode de vie nous permet d’ancrer au fond de nous-mêmes ce qui nous révolte. Comme en Amérique latine, où nous avons vu avec Elliot la crise de nos propres yeux et ressenti la révolte dans nos tripes. À l’Isle-en-Rigault, Mirja et moi voyons déjà les conséquences de la crise climatiques. Nous sommes en avril et il n’a pas plu depuis un mois. La rivière est trente centimètres plus bas que d’habitude. C’est une rivière de juillet, d’été, et cela nous révolte déjà. La révolte, c’est ce qui nourrit la passion du changement, et cette révolte je la perdais à Amsterdam. Je pouvais parler du manque d’eau, mais cela ne me concernait pas. J’intellectualisais les problématiques au lieu de les vivre. Aujourd’hui, voir les arbres de mon village souffrir du stress hydrique me touche, directement, profondément. Ma prise de décision est plus franche.
À l’Isle-en-Rigault, on ne s’ennuie pas. Il y a le potager, mais aussi la maison à rénover. J’ai découvert, en écrivant Animò, le livre qui relate notre périple en Amérique latine, que l’écriture était un bonheur à partager ; Lisa Kieffer a fait tout le design de ce livre qui lui appartient autant qu’à nous.
Les relations nouées avec Patagonia m’ouvrent également des portes inattendues. Avec Simon Charrière, un dessinateur ambassadeur ski de la marque, nous travaillons sur un album illustré pour les enfants autour de l’alpinisme, la passion, le courage.
J’ai rencontré Vincent, Aurélie, Arnaud et je rejoins peu à peu vingt et un vingt deux, leur agence de redirection écologique. Doucement. J’ai changé de paradigme : au lieu de bosser comme un dingue et de gagner plein d’argent, je veux réfléchir à ce dont j’ai vraiment besoin. Je ne cherche pas un boulot, je cherche des gens avec qui travailler. Je ne cherche pas de l’argent, mais une sécurité financière.
Finalement, je suis plutôt serein quant aux crises qui arrivent. En Amérique latine, j’ai connu l’incertitude quotidienne – où va-t-on dormir ce soir, à quoi ressemblera l’étape de demain ? C’est l’allégorie d’un monde en crise ! On ne sait pas où l’on va. Mais on fonde sa réussite sur les liens que l’on entretient, plutôt que sur l’accumulation matérielle. J’oppose ainsi à compétition-domination-accumulation le quatuor collaboration, humilité, intégrité, suffisance.