Vincent Rabaron, redirectionniste, cofondateur de vingt-et-un vingt-deux
Du secteur de la grande construction à la redirection écologique, le parcours professionnel de Vincent Rabaron est semé de doutes et de rencontres inspirantes, de petites réorientations et d’un saut dans l’inconnu . En décembre 2019, il fonde vingt-et-un vingt-deux, première agence de redirection écologique en France.
« En 2007, je commence ma carrière d’ingénieur sur des chantiers de grands travaux, à Marseille. Participer à un grand projet, le voir avancer concrètement, tout cela m’attire. Je ne suis pas déçu : travailler sur un chantier est une aventure humaine incroyable. S’y rencontrent des milieux socio-culturels très différents, une grande diversité et complémentarité d’expertises.
Trois ans plus tard, je découvre le travail de bureau au siège de ce gros groupe du CAC 40, en région parisienne. Les projets sur lesquels je travaille me semblent absurdes : d’énormes infrastructures au Qatar par exemple. Sans être très au fait des enjeux écologiques, je me dis que cela ne tourne pas rond. Je me retrouve en proie à de gros blocages psychologiques. Je passe des journées enfermé dans mon bureau, à ne rien pouvoir faire.
Mon premier réflexe : essayer de me réorienter au sein du groupe. Vers 2010, on me propose de travailler sur le développement de l’éolien en mer. Contribuer au développement de ces énergies dites « vertes », rencontrer de nouvelles personnes, changer d’air : l’idée me plaît. Mes doutes quant au sens de mon travail se calment, mais une question me taraude encore. L’avenir rêvé, pour le cadre que je suis, devrait être d’accéder aux plus hautes fonctions de direction d’une grande entreprise… Mais cela ne me fait pas rêver du tout ! Je commence à comprendre qu’il va peut-être falloir envisager une vraie réorientation.
Anxiété et dissonances cognitives
C’est alors qu’un ancien camarade de Polytechnique me propose de rejoindre la direction d’une petite entreprise prometteuse, qui travaille sur l’agroforesterie, la restauration des écosystèmes et la réduction des empreintes carbone. Nous sommes en 2014, j’ai déjà un enfant. Quitter le confort d’un grand groupe n’est pas évident. Pour autant, j’accepte sans hésiter : directeur d’une entreprise sociale, ça, c’est une carrière qui me dit bien ! Quel soulagement, d’aller travailler sans être tourmenté par les questions de sens. J’enchaîne les projets, la tête dans le guidon.
Le doute finit toutefois par revenir. Après plusieurs années à gérer la forte croissance de l’organisation, je parviens à prendre un peu de recul. Je connais bien les failles des solutions de compensation carbone. Les offres que nous développons tentent d’intégrer les projets d’agroforesterie aux chaînes de valeur des entreprises. Mais force est de constater que les modèles d’affaires de nos clients ne bougent pas. De fait, l’impact est marginal.
À la même période, la vision « d’entreprise sociale » de l’organisation est remise en cause. Elle nous engage à réinvestir nos profits dans nos projets de terrain et me tient profondément à cœur. Une crise de gouvernance s’installe. Je découvre les symptômes physiques de l’anxiété et des dissonances cognitives. Un arrêt maladie s’impose.
Des rencontres inspirantes
J’ai alors la chance de croiser le chemin de personnes géniales et de pouvoir m’ouvrir à eux. J’ai rencontré Martin Serralta en 2018 à la première formation « Organisations Souhaitables », qui m’a passionné et ouvert aux approches de la gouvernance partagée. Il m’envoie chez Laurence Aufenberg, une coach formidable. Une amie me montre la voie de la méditation en pleine conscience et l’approche « MBSR » (Mindfulness-Based Stress Reduction). En février 2019, je m’inscris au prochain stage disponible, animé par Claire Mizzi. La découverte de la méditation, accompagnée par la profondeur d’âme de Claire, est une révélation. En quelques semaines, l’anxiété se dissipe au profit d’une sérénité qui me permet de prendre une distance nécessaire avec la situation de mon entreprise.
Le triptyque « mesurer-réduire-compenser », dans lequel j’évolue depuis cinq ans, ne m’a jamais satisfait, et devient pour moi de plus en plus embarrassant. Il me semble qu’il détourne les entreprises des vraies questions qu’elles vont devoir affronter : leurs modèles économiques sont-ils compatibles avec les limites planétaires ? Comment créer de la prospérité en puisant trois fois moins de ressources, en émettant six fois moins de gaz à effet de serre, en changeant complètement de modèle agricole ? Peu à peu, je réalise que planter des arbres n’a pas grand-chose à voir avec ces questions fondamentales.
En juin 2019, l’ONG 1% pour la planète, dont je suis administrateur, organise une conférence avec le philosophe Dominique Bourg au bord du lac d’Annecy. J’écoute en me disant que je ne vais pas apprendre grand chose : je m’y connais en écologie ! Alors que le philosophe expose la dimension systémique du déséquilibre écologique, de l’Anthropocène, le couperet tombe : il est évident que je n’ai pas une vision globale suffisante du problème. J’en ressors ébahi.
Sortir de l’imaginaire de l’accumulation
Alors, un mois plus tard, j’ouvre une page blanche sur mon ordinateur. Nous sommes le 26 juillet 2019. Il fait 43° à Paris, la température la plus chaude jamais enregistrée depuis le début des mesures, en 1873. Je calcule mon empreinte écologique : 14 tonnes de CO2 par an, trois planètes seraient nécessaires si toute l’humanité avait le même mode de vie que moi. Je prends le temps de regarder droit dans les yeux les trajectoires. Pour maintenir le réchauffement climatique en dessous des 2° à l’horizon 2100, il ne faut pas émettre plus de 2 tonnes de CO2 par personne et par an d’ici 2050, et ne pas consommer plus que l’équivalent de la production de 2 hectares globaux. Parce que nous n’avons qu’1 planète. J’écris ces quatre chiffres : 2,1,2,2.
Il devient évident que je désire travailler sur des réponses plus radicales. Cela suppose de s’extirper de l’imaginaire qui veut que l’avancée dans la vie active se traduise par l’augmentation de son capital. Sans être un moteur très important pour moi, l’argent compte. Inconsciemment sans doute, je me compare à d’anciens collègues ou camarades d’école. Mais une fois que j’ai une maison, une voiture et de quoi payer les études de mes deux enfants, ai-je vraiment besoin d’accroître mon patrimoine ? Sortir de l’imaginaire de l’accumulation est possible, et libérateur.
C’est aussi à ce moment que je lis le travail de Jem Bendell, Deep Adaptation. Je conscientise la nécessité d’un mode de vie plus résilient aux chocs à venir. Je quitte mon poste à la fin de l’année 2019 et nous planifions avec ma femme un déménagement hors de la région parisienne : direction Angers.
Se débarrasser du superflu ? Un bonheur
Dans cette redirection écologique personnelle, la première partie du chemin est enthousiasmante. Se débarrasser du superflu ? Un bonheur, cela rend plus léger, me donne plein d’énergie. Il est simple à Angers de privilégier le vélo et la marche, de manger local et de saison, d’acheter des produits de seconde main. Nous avons trouvé une jolie maison de ville, peu énergivore. Nous comptons en faire une habitation repensée entourée d’un jardin comestible.
Sur le plan professionnel, je crée ma propre entreprise en décembre 2019, que j’appelle vingt et un vingt deux. Je veux être indépendant, pouvoir développer un cadre de travail sain où la gouvernance est réfléchie, où les équilibres personnels et la qualité des relations priment sur tout le reste. Je propose à Aurélie, une jeune femme très inspirante de mon équipe précédente, de travailler ensemble sur ce projet.
Au printemps 2020, j’apprends que trois chercheurs créent un master de « redirection écologique » issu d’Origens Media lab, un laboratoire de recherche interdisciplinaire sur l’Anthropocène. « Redirection écologique » : Aurélie et moi décidons en un clin d’œil d’en faire notre métier. Nous en discutons avec Alexandre Monnin, le directeur du master, qui deviendra quelques mois plus tard le premier membre de notre « comité de mission ». Vingt et un vingt deux devient une « agence de redirection écologique », Aurélie et moi devenons des « redirectionnistes ». Vaste projet !